Tiré d’un livre publié en 1910 par Harrap et imprimé à Edimbourgh par Turnbull et Spears.
“Ça ne le fait pas, Derrick, le public n’en veut pas et le vieux Lévy ne m’en donnera pas plus de cinq livres pour le tout. Je vais essayer d’aller casser des
cailloux, c’est tout ce que je suis capable de faire.”
Le magnifique deerhound à qui l’on venait de s’adresser, se leva doucement tout en se détendant et porta d’abord un regard plein d’humour et de tendresse à son
maître puis le dirigea vers les œuvres d’art qui s’alignaient le long des murs du studio poussiéreux. C’est comme s’il savait, de même que Lance que si l’on s’en débarrassait judicieusement, cela
représenterait de succulents repas d’os et de bouts de viande ainsi qu’une couche confortable pour dormir quand ils partaient en vadrouille tandis que lorsque les œuvres ne se vendaient pas, il
fallait se contenter de biscuits pour chien et de n’importe quel abri venu. Derrick détestait Londres mais à cause de son maître, il le supportait joyeusement, peut-être était-il conscient que
parmi la foule oppressante qu’il rencontrait lors de ses promenades quotidiennes, il y avait un acheteur potentiel des œuvres de l’artiste.
“C’est trop fouillé, voilà ce qui ne va pas, vieille branche !" laissa échapper nonchalamment Rodney Merton lorsque, arrivant dans la pièce, il trouva
Lance dans la contemplation de paysages dont personne ne voulait.
“Ton arbre là, poursuivait-il, en désignant un peuplier qui se tenait tout seul dans la lumière du soir, ressemble du tout au tout à une jeune fille de
Burne-Jones attendant que son destin s’accomplisse et je parie que tu as peint la tête d’un vieil homme lui souriant depuis le centre de la haie. Si tu te lançais dans le portrait, je suis sûr
que tu ferais un tabac. Tu as ma parole !”
“Peindre des portraits ?” se disait Lance d’un air méprisant. Merci, non, pas pour moi ! La vie de Brown lui pèse depuis qu’il s’est essayé à ce truc-là car
chaque bonne femme qu’il peint, s’attend à ce qu’il en fasse une beauté et quand elle est satisfaite, sa meilleure amie hausse les sourcils, sourit et trouve qu’il n’y a pas beaucoup de
ressemblance !”
“Oui, mais il fait plein d’argent, c’est ce qui compte” lui fit remarquer judicieusement Merton.
Trop fâché pour répondre, Lance envoya balader d’un coup de pied magistral un vieux tabouret avec lequel Derrick s’amusait de temps à autres et se redressa le
plus qu’il put comme pour affronter le Destin.
“notre nom sera célèbre un jour !”
“J’ai des choses à faire, moi, même si tu n’en n’as pas” dit-il sèchement à son ami qui aurait voulu prolonger le débat ; Merton le laissa donc, après lui avoir
donné une petite tape affectueuse sur l’épaule qui fut plutôt mal accueillie.
Lance passa la journée à retoucher un de ses paysages les moins “fouillés”.
Quand la courte lumière d’hiver commença à diminuer, il couvrit d’un tissu la toile encore fraîche en prenant garde de ne pas trop serrer et la porta au “vieux
Lévy” qui malgré toutes les misères qu’ont subi les gens de sa race, a toujours été là pour dépanner les jeunes artistes dans le besoin et la plus grande précarité.
Lance Winthorpe était un client régulier du “Vieux Lévy” et le gentil juif en voyant les joues creuses et les yeux hagards du jeune homme, se départit de sa
réserve habituelle pour lui donner quelque conseil.
En somme, ce conseil se résumait à ce que Merton disait : s’il voulait continuer, il fallait qu’il s’adapte à la demande du public et non pas le contraire ;
cependant et malgré le fait que Lance quitta la misérable petite échoppe en meilleur état (grâce à deux souverains *) qu’il n’y était entré, son visage était plus sombre que jamais. Derrick
marchait à ses côtés, la queue basse, comprenant que quelque chose clochait et c’est seulement lorsque l’alléchante odeur des saucisses qui cuisaient sur le réchaud à gaz dans le studio parvint à
ses narines qu’il sortit de sa déprime. Il mangea sa part avec grand plaisir puis, se coucha aux pieds de son maître avec un soupir de plénitude et lui lança un regard mélancolique qui semblait
dire, pourquoi se faire tant de souci puisqu’ils avaient eu de quoi manger, qu’ils étaient au chaud et qu’ils avaient un toit sur leur tête.
Le chien était assoupi depuis longtemps et Lance contemplait le feu lorsque le charbon à moitié consumé prit la forme d’une longue pièce basse avec un grand
âtre auprès duquel étaient assises les deux vieilles personnes qui avaient fait tant de sacrifices pour qu’il vienne à Londres et puisse réussir. Comme il regardait les braises, le visage de son
grand-père s’éclaira d’un sourire mélange d’espoir et de patience qui est souvent le résultat de nombreuses années de dur labeur.
Il retrouvait là l’expression de son grand-père le jour où Lance les avait quittés plein d’ambition et de rêves de gloire.
“Tu le portes en toi, mon garçon, notre nom sera célèbre un jour !” lui avait dit fièrement le vieil homme. “L’Art pour l’amour de l’Art et la fête
suivra !”
Lance lui avait répondu en souriant gaiement mais ça c’était longtemps avant que la peur ne le saisisse. N’avait-il pas remporté la médaille d’or de L’Académie
d’Art de la province parmi les applaudissements de ses compagnons d’étude et n’avait-il pas l’appui inconditionnel de son professeur ? Ce dernier avait écrit en termes élogieux que son travail
était très prometteur et son grand-père, John Winthorpe avait passé toute la nuit à échafauder des plans pour l’avenir du “p’tit gars”.
Jadis, les Winthorpe faisaient partie de la meilleure société du pays mais une succession de malheurs les ayant dépossédés de leurs terres, aujourd’hui, il ne
restait à Lancelot, dernier représentant de la vieille lignée qu’une série de bâtiments de ferme dont les murs s’effondraient sous l’effet du vent et de la pluie. Les riches voisins des alentours
dont l’ascendance ne remontait qu’à la dernière génération auraient bien voulu leur tendre la main mais pour un Winthorpe, cela eut été pire que la mort.
“Bah ! Lance va bientôt changer le cours des choses” se disait le grand-père après avoir vendu la dernière moitié de l’action qu’il avait dans une florissante
compagnie de chemin de fer et il frottait la vieille montre à gousset qui allait donner l’heure au jeune homme lorsqu’il aurait ces rendez-vous d’affaire importants qui ne tarderaient pas à
venir. Lance deviendra un jour un artiste célèbre comme l’avait prédit son maître et tout Londres résonnerait de son nom.
Ceci datait d’il y a plus de deux ans mais les deux vieux y croyaient encore car ils avaient une foi sans faille en leur petit fils et Lance n’avait pas eu le
courage de leur avouer qu’il avait… échoué. Ses épîtres enjouées ne laissaient rien transparaître et bien que de temps à autre la tristesse envahissait le grand-père en regardant le soleil se
coucher, il se reprenait toujours et songeait que Rome ne s’était pas construite en un jour.
“Ce serait bon pour le jeune de manger un peu de vache enragée” aimait-il à dire, “ça va, ça vient et ce n’est pas avec la première pomme qui tombe dans
notre giron que nous remplirons le fruitier.”
Pendant ce temps, Lancelot travaillait et crevait de faim car rien ne le forcerait à se vendre pour de l’argent. “L’Art pour l’amour de l’Art” avait dit son grand-père ; ce serait ça ou rien
et s’il n’avait pas encore jeté sa palette au feu et émigré au Canada, c’était simplement par égard pour son grand-père et à cause d’une certaine détermination dont il avait hérité de ses
ancêtres.
Deux souverains ne sont pas inépuisables même lorsque l’on fait attention et après quelques jours, Derrick renifla partout en vain. Il ne restait même plus un seul de ces biscuits pour chiens
dont il ne raffolait pas et la nuit précédente maître et chien étaient partis au lit sans souper.
“Il n’y a plus rien dans le placard, mon pauvre vieux” dit Lancelot brièvement l’ouvrant tout grand et Derrick, se dressant sur ses pattes arrières en renifla chaque coin avant de se laisser
tomber sur ses quatre pattes et prit la porte.
Même le chien m’abandonne se dit tristement Lance comme il sortait de chez lui, un baluchon de ses affaires personnelles sous le bras. Il ne lui en restait pas beaucoup car elles lui
rapportaient plus d’argent que ses tableaux.
“Haro sur le brigand !”
Cela ne faisait pas plus d’une demi-heure qu’il était revenu et qu’il retouchait nonchalamment un moulin à vent que Rodney Merton aurait sûrement qualifié de sorcière à quatre bras, lorsque
Derrick, comme à son habitude, tapa aux panneaux de la porte. Lance le laissa entrer sans le regarder, encore trop peiné par sa désertion mais les gémissements incessants du chien le forcèrent à
tourner la tête. La splendide créature se tenait devant un énorme morceau de steak de bœuf cru et attendait avec une digne humilité la réaction de son maître au sujet de son
larcin.
“Tu n’avais rien à manger, alors je t’ai apporté de la nourriture” semblait-il dire. “Blâme-moi, si tu veux mais c’est pour toi que je l’ai
fait.”
Alors que Lance était encore sous le coup de la surprise, de grands coups à la porte signalèrent une autre arrivée et une femme en colère, essoufflée et hors
d’haleine se précipita dans la pièce dès que la porte lui fut ouverte et pointa un doigt accusateur en direction de Derrick.
“Haro sur le brigand !” cria-t-elle “regardez-le, ce sale voleur ! ça faisait au moins une heure que je le voyais rôder autour et dès que Mike a eu le dos
tourné pour aller peser une livre de collier de mouton à la Veuve Malone, il s’est emparé du bœuf à une telle vitesse que je n’ai même pas pu l’attraper par la queue !”
En entendant les propos de l’excitée, Derrick n’avait pas bougé d’un poil et Lance bien qu’il fut très embêté, ne put s’empêcher d’apprécier combien il y avait
de grâce dans l’attitude de son chien. Qu’un animal aussi noble se soit laissé aller à voler ne pouvait s’expliquer que par la profondeur de ses sentiments et il en fut si bouleversé que les
larmes lui montèrent aux yeux.
“Je suis désolé” dit-il simplement se tournant vers l’accusatrice. “Le chien a pensé que j’avais faim et il a volé pour moi. Je vais vous régler le prix de la
viande et cela ne se reproduira plus.”
Il se mit à palper ses poches en quête du porte-monnaie, soulagé d’avoir été emprunter de l’argent de si bon matin au mont-de-piété mais la brave irlandaise
avait déjà tout oublié. “Que Dieu bénisse le p’tit chéri !” s’écria-t-elle, se jetant à genoux devant Derrick et pressant la tête récalcitrante du chien contre sa poitrine. “C’est sûr qu’il a
fait ce qu’il y avait de mieux pour son ami, qu’est-ce que l’un de nous aurait pu faire de plus ? Et jamais la créature n’a essayé d’en croquer un bout !” puis, à la grande surprise et au
mécontentement de Derrick, elle le serra si fort qu’il faillit étouffer.
Lance eut toutes les peines du monde à lui faire accepter l’argent et si elle le prit, ce fut seulement après s’être assuré qu’on lui permettrait de manger son
butin “jusqu’au dernier petit morceau”.
Une fois que Derrick et lui furent à nouveau seuls, l’artiste prit sa palette et plaça le chien dans la même position qu’il avait lorsqu’il attendait son
verdict et il se mit à le peindre comme si sa vie en dépendait.
“Reste comme tu es, ne bouge pas !” lui ordonna-il sans ménagements et Derrick obéit.
Les heures s’écoulèrent les unes après les autres. La vive lumière du soleil ruisselait sur la tête du chien faisant cligner ses yeux au regard si profond et
tendre mais à part cela, il ne bougeait pas d’un poil.
Les ombres s’allongèrent et l’artiste continuait à peindre ; lorsqu’enfin, il laissa tomber son pinceau, ce fut comme si Derrick lui-même le regardait depuis la
toile. En l’espace d’une brève journée, Lance avait franchi le gouffre qui séparait son ambition de sa réussite et il n’avait pas besoin de l’avis de Merton pour savoir que sa peinture était un
chef-d’œuvre.
“Descends, Derrick, c’est fini !”
Aux premières lueurs du jour, il recommença à travailler et Derrick une fois de plus monta sur la petite estrade. Patiemment, sans se plaindre, il exhaussait
les vœux de son maître, restant muet pendant des heures. Sa lassitude ne se voyait que dans l’expression désespérée de son regard lorsqu’il croisait celui de Lancelot. Il en fut de même le
lendemain et le surlendemain au point que ses pattes s’ankylosèrent par manque d’exercice et qu’il ne voulut plus des morceaux de choix qu’on lui présentait maintenant. Puis, enfin il afficha
sans équivoque son ennui, anxieux qu’il était de finir avec ces séances de pose et Lance ne pouvait s’empêcher de sourire en le voyant bailler et prendre le plus misérable des airs lorsqu’on lui
demandait de reprendre la pose après quelques moments de repos.
“J’ai fait tout ce que je pouvais, aie pitié de moi, laisse-moi m’en aller !” implora-t-il, en silence et Lance se dit qu’en voulant une autre séance, il
agissait un peu comme un tortionnaire. “Une dernière fois !” dit-il d’une voix câline à Derrick qui se traînait hors du coin obscur où il s’était réfugié “et je ne te demanderai plus de te
lever !”
Lance avait toujours déclaré que Derrick comprenait tout ce qu’on lui disait mais fut quand même surpris de l’effet produit par ses paroles car le chien sauta
sur la petite estrade avec un jappement de joie, prit la pose, réussit non sans mal à ne plus remuer la queue et se raidit telle une pierre taillée.
Il ne montra pas un seul signe de souffrance bien que la séance se prolongea et lorsqu’elle fut enfin achevée, et que Lance cria “Descends, Derrick, c’est
fini !”
il se mit à aboyer à en perdre la voix. Le bruit qu’il faisait couvrit celui de pas approchant et ne cessa que lorsque Lance fit entrer Claudius Barr le grand
critique d’art venu voir la merveilleuse peinture dont parlaient tant les amis de Lance.
Barr se répandait si rarement en éloges que lorsqu’il donnait son approbation, c’était considéré comme la marque du succès et aujourd’hui en même temps qu’il
balayait du regard le jeune artiste aux yeux creux et la toile posée sur le chevalet, l’expression de son visage s’adoucit. “C’est une des plus belles choses que j’ai vue depuis longtemps” dit-il
avec emphase et Lance comprit que ç’en était fini de ses privations.
“Le Verdict” fut la peinture de l’année à l’Académie et fit la fortune de Lance. Il avait fait son trou dans le monde des arts et les commandes pour peindre des
chiens affluaient. Il rendit une visite éclair aux deux chers vieux qui avaient toujours cru en lui et collectionnaient tous les articles de presse où l’on parlait de «Cette étoile montante de
l’Art, Lancelot Winthorpe” comme si chaque mot valait son pesant d’or.
Fidèle à sa promesse, Lance ne proposa jamais plus à Derrick de venir poser pour lui. Le deerhound, couché à la place d’honneur aux pieds de son maître dans le
nouveau studio spacieux que celui-ci partageait avec Jackson Romer, regardait d’un œil amusé le calvaire de ces chiens malchanceux à qui l’on demandait de monter sur l’estrade honnie.
Un regard emprunt de chagrin
“Quelle superbe créature !” s’exclama Romer au cours d’un après-midi en lui caressant sa si belle tête. “J’aurais bien aimé que tu m’autorises à le
dessiner”.
“D’accord”, répondit Lance négligemment, oubliant sa promesse. “Derrick, sur l’estrade ! Le copain veut faire ton portrait”.
Le deerhound bondit sur ses pattes, lui lança un regard emprunt d’étonnement et de chagrin puis hurlant sa tristesse se précipita dehors par la porte
ouverte.
“Oh ! Zut, j’ai oublié que je ne lui demanderai plus jamais de prendre la pose !” s’écria Lance, plus fâché avec lui-même qu’il ne le laissait
paraître.
“Dans une heure ou deux il sera de retour” lui dit son ami pour le consoler, ne croyant qu’à demi le pourquoi de la fuite ; cependant Lance tint à l’informer de
l’intelligence et de la mémoire de son chien. Le maître espérait toujours et le guetta toute la journée ainsi que beaucoup d’autres. Derrick ne revint pas. Les semaines passaient et la
seule chose qui vint aux oreilles de Lance, fut qu’apparemment, un énorme deerhound hantait le quartier à la tombée de la nuit.
Il était sûr de l’avoir aperçu une ou deux fois, rôdant à l’ombre d’un pâté de maisons au bout de la rue mais il disparut en un éclair à l’approche de Lance qui
s’égosilla en pure perte à l’appeler.
L’été touchait à sa fin. L’automne arrivait à grands pas et le jeune Romer faisait de son mieux pour persuader Lance de remettre son travail à plus tard et de
l’accompagner dans le Devonshire où les landes s’enflammaient des bruyères en fleurs et les embruns mêlaient leur douceur vivifiante aux senteurs des pins.
Bien que Lance eu très envie de revoir sa maison et qu’il voulait entendre son grand-père lui dire “Félicitations”, il n’avait pas le courage de partir sans le
chien dont il avait bêtement trahi la confiance. “Je viendrai peut-être un peu plus tard” dit-il et Romer dût se résoudre à partir seul.
Ce soir là, Lance laissa la porte du studio grand ouverte et plaça sa chaise sur le seuil afin de profiter amplement de la douce senteur des grands lys blancs
qui poussaient dans le vieux jardin. La brise du soir se faisait sentir à travers les branches du cytise et répandait les graines de l’arbre sur la terre nue ; les grillons se répondaient à qui
mieux-mieux sur la pelouse tandis qu’une petite grive dérangée dans son sommeil par un chat lançait un cri d’alarme et courait se réfugier auprès d’une congénère. Soudain, un faible gémissement
parvint aux oreilles de Lance.
“Derrick !”cria-t-il ; amaigri, estropié et boiteux, son chien lui était revenu dans l’obscurité.
Plus rien désormais ne pouvait gâcher sa joie.
source : Deerhound Club Australien, traduction M. E. Vinen
Nouvelle parue dans Presse de Deers n° 16, juin 2008