Le bohème et le gentleman

potin mondain paru en 1860 dans le Journal de l'empire (source Gallica)

Source Gallica
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[…]    A l'Opéra comme au théâtre Italien, la plupart des locataires de loges sont encore absents, mais la salle n'en est pas moins bien garnie de spectateurs à chaque représentation. On y voit affluer avec un avide empressement cette multitude d'étrangers qui viennent comme à l'ordinaire, et dès le mois de novembre, concourir à l'éclat de l'hiver parisien. Tous les pays de l'univers ont des représentants distingués dans ce public, et Paris y est souvent le moins représenté. 

Les locataires de loges encore absents seront à leur poste pour la première représentation du Tannhauser, l'opéra de M. Wagner, qui fait tant de bruit en Allemagne, et que notre Académie impériale de musique prépare avec un luxe de décors et une splendeur de mise en scène dont les initiés disent merveille. 

X., qui est un des bohèmes les plus spirituels et les plus excentriques de Paris, avait fait au tir de Vincennes la connaissance d'un gentleman très distingué. Sa verve, son originalité, la pittoresque désinvolture de ses manières, étonnaient et charmaient l'Anglais, qui prit plaisir à cultiver sa connaissance et à se divertir de sa conversation. 

Chaque jour l'opulent gentleman invitait X. à déjeuner ou à dîner, et parfois aux deux repas, dans un des restaurants les plus confortables du boulevard des Italiens; Il lui versait d'une main libérale le vin de Champagne qui faisait éclore à foison les vives saillies, les piquants paradoxes et les joyeux calembourgs. Le bohème aurait voulu que ce régime durât toujours. Il conseillait à son aimable amphitryon de se fixer à Paris, ou du moins d'y passer l'hiver. Mais l'Anglais ne pouvait pas souscrire à ce vœu flatteur et intéressé. Le soin de ses affaires et des devoirs de familles le rappelaient dans son pays, et un soir après souper il annonça à son compagnon qu'il partait le lendemain pour Londres. 

Ce gentleman, qui laissait en partant les regrets les plus sincères, possédait un chien magnifique pour lequel il avait manifesté quelque admiration. C'était un grand lévrier écossais de pure race et d'une beauté parfaite.  

Le bohème songeait tristement au départ de son amphitryon, à la difficulté de réparer cette perte, lorsque entra un commissionnaire amenant le lévrier et apportant une lettre. 

Le gentleman écrivait à X :  

« Vous avec admiré ce chien : permettez que je vous l'offre en quittant Paris, et acceptez-le en souvenir des moments agréables que nous avons passés ensemble. » .... , 

La commission était payée. Mais, après le premier mouvement de satisfaction que ce présent lui fit éprouver, X réfléchit que le cadeau était onéreux, que, sans compter l'impôt qu'il aurait à payer, le chien serait cher à nourrir, et que ses moyens ne lui permettaient guère d'entretenir un pareil luxe. 

Homme d'imagination, le bohème ne resta pas dans l'embarras. Une idée vint à son secours, et en entrant au divan où il va régulièrement fumer sa pipe et boire sa chope de bière, il dit à ses amis : 

— J'ai trouvé pour mon chien un emploi avantageux, une profession lucrative, qui lui permettra de subvenir par lui-même à ses dépenses. Je vais demander pour lui un engagement à l'Opéra, et le faire enrôler dans la meute du Tannhauser. 

Une meute, en effet, doit figurer dans l'opéra nouveau. C'est là un détail inédit.

Nous avons vu représenter l'œuvre de M. Wagner en Allemagne, - à Francfort, à Dresde - et il ne s'y trouvait aucun choriste à quatre pattes. Jusqu'à  présent les aboiements des chiens n'avaient pas fait leur partie dans la musique de l’avenir. L'Opéra prête au compositeur ce nouvel élément qui peut l'inspirer, - ou plutôt c'est la mise en scène qui se l’approprie pour l'ornement et l'animation de spectacle.

 

Quoi qu'il en soit, c est un de plus après tant d'autres qui montrent combien les bêtes sont à la mode sur nos divers théâtres. Elles envahissent les scènes les plus élevées, où se font applaudir des chèvres, des chiens, des chevaux et autres quadrupèdes plus ou moins intelligents. On comprendra bientôt la nécessité d'établir un Conservatoire d'animaux pour former et dresser des élèves devenus indispensables à l'art dramatique.

X, qui était allé proposer son chien à l'administration de l'Opéra, revint au divan de fort mauvaise humeur.

On lui avait répondu que la meute du Tannhauser était au complet et qu’il était impossible de faire un nouvel engagement, quel que fût le mérite du postulant. 

Le bohème a été dédommagé de ce mécompte. Un amateur lui a offert cinq cents francs de son lévrier d’Ecosse et il s’en est défait avec enthousiame.

 

Eugène Guinot